LES GRAINES DU FIGUIER SAUVAGE

De RASOULOF Mohammad
Coup de Cœur AFCAE
Réalisation : RASOULOF Mohammad
Avec : Misagh Zare, Soheila Golestani, Mahsa Rostami

Durée : 2h 48min
Genre : Drame
Pays : DE, IR, FR



Synopsis
Iman vient d’être promu juge d’instruction au tribunal révolutionnaire de Téhéran quand un immense mouvement de protestations populaires commence à secouer le pays. Dépassé par l’ampleur des évènements, il se confronte à l’absurdité d’un système et à ses injustices mais décide de s’y conformer. A la maison, ses deux filles, Rezvan et Sana, étudiantes, soutiennent le mouvement avec virulence, tandis que sa femme, Najmeh, tente de ménager les deux camps. La paranoïa envahit Iman lorsque son arme de service disparait mystérieusement...
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“Les Graines du figuier sauvage”, puissant plaidoyer pour la liberté en Iran de Mohammad Rasoulof

Tourné secrètement en Iran alors que les femmes réclamaient “vie et liberté”, émaillé d’images des manifestations, un thriller d’une force politique inouïe.

Le cinéma peut-il changer le monde ? Voilà que cette vieille interrogation, que d’aucuns peuvent trouver naïve, revient avec force, ravivée par ce film iranien d’une puissance inouïe, tant d’un point de vie esthétique que politique. C’est en résistant manifeste que Mohammad Rasoulof est parvenu à le réaliser avant de partir clandestinement de son pays fin avril, pour venir le présenter au Festival de Cannes, où il a obtenu le Prix spécial du jury. L’auteur remarquable d’Un homme intègre (2017) et du Diable n’existe pas (2021), persécuté par la République islamique, savait sans doute en faisant ce film-ci qu’il atteindrait un point de non-retour et que ce combat de l’intérieur serait le dernier. Sans que ce soit un baroud d’honneur, bien au contraire.

Soit une famille de la petite bourgeoisie, à Téhéran. Un couple, avec ses deux filles, l’une étudiante, l’autre lycéenne. Le foyer semble vivre en harmonie. Les parents sont aimants quoique stricts. Le père, Iman, vient d’être nommé enquêteur au tribunal révolutionnaire. Il est heureux. Encore une étape à franchir et il pourra bientôt devenir juge d’instruction, son vœu le plus cher. Hélas, ce travailleur zélé déchante vite. Il se rend compte qu’il est contraint de signer de manière quasi automatique des mandats d’exécution capitale, sans avoir la possibilité d’étudier sérieusement les dossiers. Cet homme est certes rigoriste mais moral. Il se retrouve embrigadé dans un système absurde et violent, qui lui pose de sérieux problèmes de conscience. Il commence de surcroît son nouveau métier au pire moment, dans un contexte d’extrême tension : un peu partout dans le pays, les femmes sont descendues dans la rue, protestent et manifestent. C’est un soulèvement, qui provoque un vent de panique chez les mollahs. Ceux-ci répondent par une violente répression.

“À bas la théocratie ! Femme, vie, liberté !”

Et bam ! Voilà que Mohammad Rasoulof balance avec courage toute une série de grenades. À savoir ces vidéos filmées de manière sauvage qui ont circulé partout sur les réseaux sociaux, révélant les rassemblements massifs de femmes, les conductrices extirpées des véhicules, les matraquages systématiques, un pays au bord de l’embrasement. Un climat insurrectionnel où l’on entend distinctement des slogans forts : « À bas la théocratie ! À bas le dictateur ! Femme, vie, liberté ! » Le décès retentissant de Mahsa Amini, étudiante arrêtée et battue à mort en septembre 2022 pour « port de vêtements inappropriés », est directement évoqué. Qu’un film soit raccord avec une actualité récente si brûlante et si importante, en intégrant au cœur même de la fiction de tels documents explosifs, est rarissime. Et l’on n’est pas au bout de nos surprises.

Car ce qui se déroule dans la rue vient directement impacter le huis clos, savamment orchestré, dans l’appartement familial. Un monde en soi, de surveillance, de choses qu’il faut taire, de secrets échangés, d’interrogatoires, d’accords passés. Le foyer jusque-là uni commence à se fissurer. Tandis qu’Iman étouffe ses scrupules et se soumet de plus en plus à l’ordre établi, ses deux filles, elles, soutiennent le mouvement des femmes. Au grand dam de la mère, qui se range plutôt du côté de son mari, tout en ayant un double discours, voulant ménager les deux camps. Sans parvenir pour autant à calmer l’ardeur qui monte chez les uns et les autres, surtout chez le père, de plus en plus agité par la disparition inexpliquée de son arme de service. Une séquence, saillante, résume sa confusion et l’écart (voire le gouffre) générationnel. Il s’arrête à un feu de circulation sur la route, à côté d’une autre voiture. Au volant, il voit une jeune femme, non seulement sans voile, mais les cheveux très courts, portant casquette et piercing. Iman reste interloqué, puis baisse sa vitre, est sur le point de dire quelque chose, mais se ravise. Son regard noir d’homme qui bout annonce un basculement.

Les Graines du figuier sauvage prend de fait la direction très inattendue d’un vrai thriller, aussi implacable que riche de métaphores. Avec paranoïa galopante, course-poursuite en voiture, séquestration et cache-cache angoissant dans un village labyrinthique en ruine. Le finale est impressionnant, guidé par la cadette, rebelle souveraine et inventive, symbole d’une jeunesse dans laquelle le cinéaste a foi. C’est elle, associée au mouvement lancé par les femmes, qui pourra libérer le pays de son régime d’oppression. La victoire est proche, à n’en pas douter. Déjà actée par ce film.

Telerama